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dimanche 7 février 2010

Deux trouble-fêtes : Henry Kissinger, Milton Friedman

Avant d’être les têtes de turc des contestataires systématiques, Henry Kissinger et Milton Friedman sont deux maîtres aux destins curieusement semblables. Habituellement présentés comme deux hommes du Système, il sera démontré ici qu'il n'en est rien et que tout au contraire, ces deux trouble-fêtes ont, chacun dans leur domaine, détrôné la sagesse conventionnelle et empêché l'expression des tendances lourdes des Etats-Unis.

Immigré et fils d’immigrés juifs, partis de peu, parvenus à l’excellence, grands maîtres de leurs disciplines, conseillers du prince, admirés de leur pairs, ils ont combattu chacun de leur côté les idées acquises de leur temps, se sont levés contre des tendances que l’on pouvait croire définitives : le keynésianisme en économie pour l’un, l’idéalisme en relations internationales pour l’autre. Un temps ils sont parvenus à renverser le courant, à contrecarrer d’un côté le phénomène de l’extension de l’Etat et le penchant des économistes à justifier son interventionnisme, de l’autre côté l’idéalisme des pays occidentaux. Ces victoires ne devaient pas durer car les idées qu'ils contrariaient avaient de profondes racines et les démonstrations qu'ils opposaient devaient s'effacer avec eux.

L’un fut récompensé d’un prix Nobel d’économie (1976), l’autre de la paix (1973). Certes un de ces deux prix est politique (mais ce n’est pas celui qu’on croit).

Aucun des deux ne s’intéressait à la discipline de l’autre.

Milton Friedman n’a jamais rien écrit sur la diplomatie à ma connaissance, ni prescrit une doctrine de politique étrangère.

Quant à Kissinger il présente un singulier manque de sensibilité aux idées économiques. Malgré ses grandes qualités on est porté à constater chez lui la fameuse inculture du spécialiste qui sort de son domaine. Dans une rare excursion en économie, dans ses Mémoires, il se dit convaincu par Pompidou du caractère catastrophique qu’aurait la libération des taux de change... Pour l'anecdote, il avait besoin de soutien en math quand il était jeune.

Les deux furent conseillers du même prince, Richard Nixon, mais avec une différence d’influence patente : Kissinger en était l'âme damnée ; Friedman, dont les idées n’avaient pas encore triomphées, était au contraire souvent frustré par la conduite de Nixon : politiques inflationnistes, contrôle des prix provisoires (par calcul démagogique en plus) . (correction : mais pas par l'anéantissement de l’étalon-or comme je l'indiquais dans une précédente version) .

Les deux opérèrent une rupture et il apparait aujourd'hui que celles-ci n'étaient pas définitives et que le cour normal des choses s'est remis en place.

I) La rupture de Milton Friedman

Le paradigme auquel Milton Friedman s'est opposé est comme chacun sait le keynésianisme. Un grand avantage de cette doctrine pour les hommes politiques est qu'elle justifie l'interventionnisme étatique dans le domaine économique. Au contraire celle de Friedman incrimine les effets pervers de l'interventionnisme.

En particulier, Friedman a critiqué les politiques fondées sur une analyse de la courbe de Phillips qui affirme que le pouvoir politique a la faculté d'arbitrer entre le chômage et l'inflation (le néokeynésien Phelps a également démontré le caractère vain et néfaste de telles politiques à long terme).

L'échec des relances keynésiennes des années 70 et l'incapacité à expliquer le phénomène de stagflation (chômage et inflation simultanément) entraine le succès des théories monétaristes de Friedman. La fête est finie : l'Etat doit moins intervenir.

Néanmoins la théorie de Friedman, qui prescrit aux politiques une certaine inaction, entre en porte-à-faux avec la vocation de la politique. Friedman est indirectement à l'origine de la mise en place de banques centrales indépendantes même s'il y était personnellement opposé car ne trouvant pas la mesure démocratique. L’Etat de son côté est porté à étendre sans cesse son champ d’action. Et là se trouvait le ferment de la défaisance de son héritage.

II) La rupture de Henry Kissinger

Comme l'a montré le célèbre épistémologue Karl Popper, un grand préjugé anime le monde occidental : la croyance en le caractère manifeste de la vérité, ce qui signifie que la vérité se tient devant nous et qu'il suffit d'écarter des obstacles pour la saisir. Pour résumer : côté pile, ce préjugé a permis notre développement scientifique, côté face : la chasse aux sorcières (d'ailleurs c'est à l'époque moderne et pas au Moyen-Âge qu'on a le plus brulé des sorcières). Ce préjugé se traduit en politique dans le progressisme qui nous incite au progrès mais a une déplorable tendance à noircir le passé et chercher des coupables.

Le progressisme occidental se manifeste de deux manières dans l'interprétation des relations internationales.

A l'extérieur des Etats-Unis : constatant l'existence du mal, l'absence de démocratie et la tyrannie, on expliquera ces phénomènes non pas par des causes endogènes mais par l'action d'une entité malintentionnée. Or les USA sont le pays le plus puissant du monde. Comme on ne prête qu'aux riches, les USA se voient imputer régulièrement tout désordre, putsch et guerre (et même les tremblements de terre). On ne compte plus les personnes qui croient qu'avoir de l'esprit critique signifie tenir les USA pour coupables sans preuve.

A l'intérieur des Etats-Unis : le progressisme s'incarnera dans la volonté d'étendre au monde leur système économique et politique soit la démocratie, le libre marché, la liberté de la presse etc. Cela se traduit par une politique étrangère idéaliste, c'est-à-dire libérale dans le vocabulaire des relations internationales.

C'est cette doctrine qui débouche sur les interventions militaires des Etats-Unis à l'étranger : l'engagement dans la guerre de 14-18 se fonde sur l'idéal du droit des peuples à disposer d'eux-même, en 39-45 c'est la lutte contre le nazisme, les engagements de la guerre froide contre le communisme.

Face à cette tendance optimiste, il existe le courant réaliste, intellectuellement brillant mais dont les prescriptions s'opposent aux tendances profondes du pays : on dénombre Kennan (auteur de la doctrine de l'endiguement, réaliste dans sa prescription, idéaliste dans son exécution), Morgenthau et bien sur Kissinger.


Quand Kissinger devient le conseiller du président Richard Nixon, le pays est déjà embourbé dans la guerre du Vietnam. Il faudra poursuivre la guerre car un retrait sans accord de paix détruirait la crédibilité des Etats-Unis auprès de ses alliés en pleine guerre froide.

Si Kissinger va pouvoir mener sa politique réaliste, c'est parce que l'idéalisme américain est par terre : l'enfoncement des Etats-Unis dans la guerre du Vietnam avec ses morts, ses massacres, ses scandales fait douter les Etats-Unis. Son peuple perd foi dans l'universalisme de ses valeurs. C'est l'époque de My Lai, où l'on découvrait que l'armée américaine était une armée comme une autre, pas plus héroïque et parfois aussi dégueulasse. Comment une guerre juste pouvait-elle mener au massacre sadique d'un village ?

Cette situation est intenable pour la gauche. L'establishment démocrate alors au pouvoir se dissout soudainement, Johnson disparait et ne se représente même pas. Grande déprime. L'opinion publique commence à se retourner. C'est dans ces circonstances que Kissinger accède au pouvoir sous l'aile de Nixon puis va mener sa politique. La fête est finie : les pays étrangers ne veulent pas de notre impérialisme armé de belles intentions.

Kissinger fait en sorte de composer avec les pays non-démocratiques quand cela est dans l'intérêt du pays : ainsi du rapprochement avec la Chine que ceux qui concevaient les pays communistes comme un bloc ne pouvaient imaginer, l'idéologie passant au second plan ; ainsi aussi du relatif soutien aux dictatures sud-américaines pour empêcher l'implantation de pays soumis à moscou - une crainte qui apparait excessive avec du recul.

Une politique réaliste n'a pas seulement pour but l'élévation relative du pays, elle vise aussi l'équilibre des puissances, qui n'est pas simplement un effet de ces politiques mais bien un objectif. Elle vise encore à maintenir un ordre international dont rien ne permet de croire qu'une configuration différente serait préférable, outre le fait que son accouchement ne se ferait pas sans convulsion.

Ainsi Kissinger de remarquer que la critique du shah pour son manque de démocratie n'a débouché au final que sur un régime pire, de renvoyer la responsabilité du génocide cambodgien aux antiguerres, de souligner qu'une application rigide des grands principes est source de conflit.

Mais en repoussant la promotion de l'idéal démocratique, Kissinger nourrissait la méfiance contre son pays, soupçonné d'agir pour des motifs réactionnaires ou intéressés. Il la nourrissait de l'intérieur. Ce serait d'ailleurs un contresens de voir là un combat droite/gauche. En réalité ce devait être un idéalisme de droite qui abattrait l'héritage de Kissinger : le néoconservatisme.

III) Des ruptures temporaires

Friedman et Kissinger avaient gagné une bataille, notamment grâce à leur aura et leur personnalité mais les tendances qu’ils combattaient avaient des racines profondes : l’interventionnisme de l’Etat et l’idéalisme occidental en matière de relations internationales sont des phénomènes résilients. Les deux hommes avaient remporté un combat intellectuel mais les tendances demeuraient. Leurs idées allaient à leur tour être renversées. Le vecteur de ce renversement ne devait pas être le débat. C'étaient les passions qui devaient mener l'assaut.

Kissinger avait peu d’alliés, il était attaqué aussi bien par les colombes de la gauche que par les faucons de la droite. Ces derniers ne lui pardonnaient pas la détente, qu’ils interprétaient comme une reculade. Autrement dit, Kissinger se heurtait à l’idéalisme de la gauche et de la droite ! En attaquant Kissinger, la gauche avait le sentiment d'attaquer la droite. En réalité elle fournissait des munitions aux pires détracteurs de Kissinger, les néoconservateurs, dont la doctrine commande d'exporter par les armes s'il le faut la démocratie.

Kissinger n'étant pas défendu, il fut rapidement tenu pour acquis que ce qui lui était reproché devait être vrai. Peu important l'absence de preuve. En particulier il apparait acquis pour beaucoup de monde que le coup de 1973 contre Allende porte l'empreinte de Kissinger. En réalité son implication n'a jamais été démontrée ce malgré la très grande quantité d'archives ouvertes. (cette obsession de vouloir impliquer Kissinger révèle à mon avis le refus d'admettre que ce coup a des causes endogènes)

Au bout de quelques années les néoconservateurs prenaient le pouvoir et l'héritage de Kissinger était écarté. L'idéalisme était de retour. Décidément on ne comprend pas la politique étrangère des Etats-Unis si on ne veut pas voir qu’elle est guidée par l’idéalisme et non, comme le croient les amateurs de théorie du complot, par des intérêts matériels plus ou moins secrets. De Woodrow Wilson à George W Bush en passant par Kennedy, les Etats-Unis sont les hérauts du progressisme, du libéralisme et de la démocratie. Les Etats-Unis disposent d’une force militaire qu'ils veulent utiliser pour améliorer le monde et promouvoir leurs valeurs. C’est bien la promotion de celles-ci qu’ils recherchent et non un gain matériel quand ils s’engagent en Europe en 1917, en 1941, en créant l’ONU, en adoptant la doctrine de l’endiguement qui les oblige à intervenir n’importe où pour n’importe qui pour combattre le mal absolu du communisme, en tentant l’aventure irakienne pour liquider une dictature socialiste et espérer réformer le grand Moyen-Orient, sans comprendre la méfiance et les résistances qu’ils suscitent. Combien de fois faudra-t-il le répéter ?

Quant à Friedman, on a décidé de dire qu'il était un chaud partisan des dictatures sud-américaines et l'architecte de privatisations opérées au moyen du terrorisme d'Etat cf la thèse de l'essayiste Naomi Klein. De façon plus générale il a été tenu pour l'architecte de la configuration financière actuellement en crise.

Pour abattre Kissinger on a appelé cynisme sa doctrine. Pour abattre Friedman, on a dit de sa doctrine qu'elle était antidémocratique et vicieuse. A chaque fois on a expliqué que ces doctrines révélaient la vérité des Etats-Unis, représentaient son système, alors que précisément non elles avaient neutralisé les tendances profondes de ce pays. Ruse de l'histoire, le renversement de ces doctrines se présenta comme un ouvrage de subversion alors qu'il fut en réalité une réaction qui permettait le retour aux tendances naturelles des Etats-Unis : interventionnisme et idéalisme.

La perte d'influence des doctrines des deux hommes se constate aujourd'hui : déficits abyssaux et emprise croissante de l'Etat sur la société d'une part, guerres en Irak et en Afghanistan pour installer la démocratie d'autre part.

4 commentaires:

Anonyme a dit…

C'est long, je ne suis pas sur d'avoir tout compris, mais c'est instructif :)

P. Lechien a dit…

Mouais, je trouve qu'opposer si tot Kissinger et les néocons (qui a l'époque étaient Irving Kristol, tout seul dans son uni) relève de l'anachronisme. Il s'est surtout opposé à droite aux tenants de la théorie des dominos, dont il a longtemps fait partie.

Par contre c'est vrai qu'à gauche il allait à l'encontre de la vision wilsonienne traditionnelle de la politique étrangère US.

P. Lechien a dit…

Bon billet, sinon :-)

Apollon a dit…

Merci.

Concernant l'opposition de la droite à Kissinger, elle s'est surtout exprimée après son départ. Mais même auparavant celui-ci était très critiqué par les partisans d'une ligne anticommuniste intransigeante et en particulier par les néoconservateurs, dont le mouvement était en éclosion.